Elle allait avoir dix-huit ans…

 

Mémoire de fille

Annie Ernaux

Gallimard, 2016

 

Il s’agit sans doute du plus beau livre d’Annie Ernaux. Mais c’est déjà le jugement enthousiaste et admiratif qu’on avait sur Les Années en 2008, où elle semblait avoir atteint le sommet de son écriture puissante, bouleversante et universelle, dans une forme d’autobiographie collective, où le « je » apparaissait à peine et où alternaient les pronoms « nous », « on » et « elle ». De ce travail sur les formes de la personne, au sens grammatical mais aussi ontologique du mot, elle a gardé dans Mémoire de fille cette capacité à regarder à distance celle qu’elle appelle « la fille de 58 », qu’elle essaie de percevoir, de ressentir précisément, en la resituant dans son époque, comme Les Années faisaient renaître la société française de la fin de la Seconde Guerre Mondiale à 2007, dans un tourbillon magnifique et très émouvant qui a demandé à l’auteur un énorme travail d’écriture pour ce projet très ancien, qui apparaît très tôt dans son journal d’écriture, publié sous le titre L’Atelier noir (2011), mais aussi dans Se perdre (2001), les pages de son journal écrites au moment de sa passion pour S., son amant russe (elle en a fait le récit dans Passion simple publié en 1991), à la date du 5 septembre 1989, après un passage sur sa relation érotique : « J’aime les positions de soumission où il me domine complètement, me voit de dos et je ne le vois pas, idem la fellation. Tant de peine, encore, à rassembler le souvenir de son visage – et je le perdrai. Cette nuit, certitude de devoir écrire sur "l’histoire d’une femme" dans le temps et l’Histoire ». C’est ce travail d’écriture, cet art du montage des paragraphes, ces citations de chansons ou de phrases blessantes soulignées par l’italique, ces listes sans majuscules, marquées par un retour à la ligne, comme pour mieux circonscrire cette jeune fille qu’elle a été, jamais « sortie de son trou » (Yvetot) et dans un désir éperdu de découvrir l’amour, qui font l’immense beauté de ce récit, qui n’est pas pur jaillissement de la mémoire, geyser de souvenirs, mais avant tout « douleur de la forme », permettant d’atteindre exactement, comme au scalpel, la vérité de celle qu’elle fut, et l’étrangeté de ce moi disparu et fondateur à la fois.

En 2005, dans L’Usage de la photo, elle écrivait : « À 17 ans, je me suis retrouvée dans un lit avec un garçon toute une nuit. Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l’événement : ne pas en revenir. Au sens exact du terme, je n’en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit. » Dans l’entrée du 1er novembre 1988 de Se perdre, on trouvait déjà cette allusion : « Souvenir, hier soir : j’ai gardé plusieurs mois, dans ma chambre à Yvetot, la culotte avec du sang de la nuit de Sées, en septembre 58. Au fond, je "rachète" 58, l’horreur des trois derniers mois de 58 sur laquelle j’ai bâti ma vie, et qui est ¬¬– mal – transposée dans Ce qu’ils disent ou rien. » Il y a encore quelques évocations de ces deux années (1958-1960), à la fois destructrices et fondatrices, explorées dans Mémoire de fille, avec beaucoup de finesse, mais non sans âpreté parfois, dans le photojournal du début d’Écrire la vie : « La petite tache de soleil sur le parquet de la chambre à Ernemont, le froid d’octobre, les cloches, et je suis couchée sur le lit, loin de la tache de soleil, si loin, je ne la rejoindrai pas. Connaîtrai-je de plus grand malheur que ce mois-là. Et l’immense solitude. La foire sur le boulevard, les croustillons, les autos tamponneuses et les filles du lycée rentrant dans leurs maisons cossues de Bihorel ou Mont-Saint-Aignan, philosophant. Moi j’étais en dehors de tout. Ces deux années, 58-60, m’ont "rendue" écrivain, je crois, et 52. Ce sont deux abîmes. (août 1988) ». L’année 1952, c’est celle explorée dans La Honte, qui porte surtout sur sa dimension sociale. Le lien est fait dans Mémoire de fille entre 1952 et 1958, grâce à la valise que la jeune Annie Duchesne emporte pour être monitrice à la colonie de S. dans l’Orne : c’est celle du voyage à Lourdes, fait avec son père, et pendant lequel elle découvre la domination sociale, notamment pendant un repas dans un restaurant à Tours, où elle se voit, dégradée, dans le miroir que lui tend un autre couple, formé par un père et sa fille qui mange un yaourt (la narratrice ne sait pas ce que c’est), issus d’un milieu aisé et dominant. Il lui reste à découvrir la honte sexuelle qui est au cœur de son nouveau récit : « Que je sois seule à me rappeler, comme je le crois, m’enchante. Comme d’un pouvoir souverain. Une supériorité définitive sur eux, les autres de l’été 58, qui m’a été léguée par la honte de mes désirs, de mes rêves insensés dans les rues de Rouen, du sang tari à dix-huit ans comme celui d’une vieille. La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte ». C’est l’histoire banale et universelle de la première nuit (du 16 au 17 août 1958), avec un homme, « moniteur-chef » à la colonie, plus âgé qu’elle. Pour affronter cette expérience, elle n’a à sa disposition que le passage des Misérables sur la première nuit de Cosette et Marius, qu’elle connaît par cœur. C’est bien peu pour pouvoir penser la violence de ce qu’elle vit : « Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait fallu subir. Que cette loi soit sale et brutale, c’est ainsi. » La stupeur de « la fille de 58 » est aussi celle d’une génération : « Ma mémoire échoue à restituer l’état psychique créé par l’imbrication du désir et de l’interdit, l’attente d’une expérience sacrée et la peur de "perdre ma virginité". La force inouïe du sens de cette expression est perdue en moi et dans la plus grande partie de la population française. »

L’histoire de cette fille est aussi l’histoire du récit en train de se faire, et l’affirmation de sa nécessité vitale : « J’ai voulu l’oublier aussi cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue. […] Aucun autre projet d’écriture ne me paraît, non pas lumineux, ni nouveau, encore moins heureux, mais vitale, capable de me faire vivre au-dessus du temps. Juste "profiter de la vie" est une perspective intenable, puisque chaque instant sans projet d’écriture ressemble au dernier. » Annie Ernaux revient même sur une première version de ce récit, commencé le samedi 16 août 2003, une année donc « où le calendrier correspondait jour pour jour à celui de 1958 ». On retrouve là une pratique chère à Rétif de la Bretonne, grand polygraphe du XVIIIe siècle, héritier contestataire de Rousseau qui a tenu lui aussi une sorte de journal calendaire, dont Annie Ernaux a repris ici le modèle sans le savoir, juste par la nécessité vitale de donner une forme à un projet d’écriture-vie, qu’elle a finalement abandonné « au bout de cinquante pages » : « Je voyais bien que ces pages d’inventaire devraient passer dans un autre état mais je ne savais pas lequel. Je ne le cherchais pas non plus. Je restais, au fond, dans la pure jouissance du déballage des souvenirs. » Le titre choisi rappelle celui d’un roman érotique anglais de John Cleland, paru en 1748, Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, si l’on se souvient que c’est un des sens de « fille » au XVIIIe siècle, et encore dans certains vers d’Aragon (« Tout est comédie, hormis ce qu’on dit dans les bras des filles »). C’est sans doute une référence qu’Annie Ernaux ne reconnaîtrait pas, même si elle énumère les insultes de ses camarades de la colonie sur son comportement de fille légère qui se console dans les bras des autres garçons d’avoir été abandonnée par « l’Ange du tableau », qui l’a laissée avec « le désespoir de la peau » : « le mot insultant, juste minoré, adouci, par l’expression en usage intensif cet été 58 : Putain sur les bords. » C’est sans doute le livre le plus métatextuel de l’auteur, où elle semble donner une sorte de poétique en creux et faire l’histoire, et même la préhistoire de sa venue à l’écriture. On n’ose parler de récit de vocation, tant cette expression est lourde de clichés, souvent masculins, alors qu’Annie Ernaux aborde ce passage à l’écriture avec une grande finesse et un art délicat de l’évocation, manifestations bouleversantes de son intelligence obstinée et perfectionniste. Il y aura la lecture du Deuxième Sexe, qu’elle avait déjà racontée en 2000-2001 dans les Simone de Beauvoir Studies dans un article intitulé « "Le fil conducteur" qui me lie à Beauvoir» (repris dans Les Cahier de l’Herne en 2012) : « Je me souviens avec une extrême précision de cette mi-avril, les feuilles aux arbres du boulevard que je remonte en sortant du lycée vers le foyer de jeunes filles où je loge, dans le box étroit d’un dortoir donnant sur les toits. Je ne suis plus la même. Ces bouleversements de l’être provoqués par un livre ne sont pas le privilège de la jeunesse, mais ils possèdent alors une puissance unique et, je crois, un caractère d’irréversibilité. Quand je pense à l’effet du Deuxième Sexe sur moi, c’est l’image mythique du fruit de l’arbre de la connaissance mangé par Ève qui s’impose à moi : la clarté aveuglante d’un désenchantement du monde, la lumière libératrice de la connaissance. […]

Les codes maternels que j’avais assimilés étaient en conflit avec ceux de la société ; en clair, je n’étais pas «féminine » ni dans ma tête ni dans mes comportements, sous une apparence affichant au contraire, avec excès, les signes de la féminité, style Brigitte Bardot. Les expériences sexuelles de l’été précédent avaient fait éclater ce conflit que j’avais vécu sans le comprendre, dans la honte et de la solitude, et qui m’avait menée à la boulimie, puis l’anorexie. Au printemps 1959, le texte de Beauvoir, en surgissant dans ma vie, me permettait de « relire » mon adolescence, de me situer en tant que femme. Ce dévoilement de la condition des femmes avait quelque chose d’effrayant, mais aussi de profondément libérateur, ouvrant la voie à une prise en main de ma propre vie.[…]
Si, jusqu’ici, je n’ai pas rouvert le Deuxième Sexe, ce n’est pas par crainte d’être déçue, mais pas la certitude que c’est mon être de dix-huit ans que je lirai aussi, qui est contenu là, celui qui vivait sa situation de femme dans un grand désarroi, dont le livre d’une autre femme l’a sorti de façon bouleversante, et je ne suis pas encore prête pour cette rencontre. » Cette relecture aura lieu en décembre 2007, comme on l’apprend dans une entrée du photojournal d’Écrire la vie : « Tout l’après-midi je relis Le Deuxième Sexe. Progressivement, je me suis ressentie redevenir l’être de 1959, lisant à Ernemont cet incroyable livre, entourée de sa vérité pour moi accablante. Et c’est une femme qui a écrit cela, quel prodige. Si je résume : j’avais grandi sans honte sociale, sans honte sexuelle, l’une et l’autre me sont tombées dessus. La deuxième l’été 58. La double aliénation, où je puise tout ce que j’écris, mais à l’aveugle. » Dans Mémoire de fille, c’est en toute lucidité qu’elle revient sur la honte d’avoir été un objet sexuel, et sur la déréliction vécue au foyer d’Ernemont, dans l’attente de retrouver son « premier amant », et de vivre avec lui le grand amour, attente universelle, désir qui font la trame de nos jours : « En ce moment même, dans les rues, les open spaces, les métros, les amphis, des millions de romans s’écrivent dans les têtes, chapitre après chapitre, effacés, repris et qui meurent tous, d’être réalisés ou de ne l’être pas ». Une photo reproduite dans Écrire la vie est, entre autres, décrite dans Mémoire de fille, celle de la chambre du foyer d’Ernemont, avant le départ d’Annie D, ce qui fait de ce nouveau livre une sorte de somme où tous les autres livres se tiennent la main et viennent aboutir, y compris La Place, puisque R, « invitée chez moi […] utilise pour parler à mon père le "ça-va-ti, Monsieur ?" avec lequel ceux qui se pensent supérieurs croient se mettre au niveau des inférieurs ». C’est une expression qu’on trouvait déjà, exactement sous cette forme, dans le récit consacré à son père, et qui ne passe pas, malgré la reconnaissance d’Annie Ernaux comme écrivain majeur de notre temps, et la consécration de son œuvre dans des colloques, des hommages, des mises en scène, des lectures etc.

Après le lycée, il y aura l’École Normale de Rouen, quittée en cours d’année pour partir comme fille au pair en Angleterre, avec R justement. Elle fait le ménage, vole dans les magasins, lit beaucoup, des livres français empruntés à la bibliothèque. À propos de cette période, elle note dans le photojournal : « Calme, hors du temps. Je pense à l’Angleterre, en 1960. Peut-être y avait-il un hôpital à Highgate. Les dimanches anglais, y a-t-il eu rien de pire que d’être là-bas, à presque vingt ans, seule, ou presque. Ne pas avoir évoqué cette période – à cause de mon premier texte, L’arbre ? – ne pas le faire, m’est attristant. J’étais si seule, pas forte, l’avenir était blanc. (5 juin 2005) » Dans l’entrée du 16 janvier 1989 de Se perdre, alors qu’elle est en colloque à Londres, elle note : « Quelque chose comme un « déclassement » de la maison, de la rue aussi, qui m’apparaît moins résidentielle et moins chic qu’alors (je venais d’Yvetot, ne pas l’oublier). La blancheur, cependant, l’uniformité, l’ennui : quelle horreur cela devait être, sans nom, d’être là. […] J’ai pris le métro du retour à Woodside Park, me demandant, dans cette rue si peu changée, elle, si c’était dans le parc voisin que j’avais commencé d’écrire en août 1960 : " Les chevaux dansaient au bord de la mer". La suite, c’était une fille qui se relevait d’un lit où elle était avec un type (toujours la même histoire, la seule). Ces chevaux ralentis, englués dans leur danse, exprimaient la sensation de lourdeur après l’amour. Comme je me souviens bien… » Un peu plus loin elle commente cette promenade avec ces deux phrases qu’elle reprend telles quelles dans Mémoire de fille : « Tous les participants du colloque ses sont jetés dans les musées, et moi à North Finchley, dans ma vie passée. Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. » Elle ajoute : « Est-ce la plus grande vérité de ce récit ? » Car elle ne semble pas dupe des consolations contenues dans ce que Boris Cyrulnik appelle la résilience et qu’elle résume ainsi, sans employer le mot : « Je me demande si, en commençant ce livre, je n’étais pas aimantée par cette image du jardin de Woodside Park, la fille sur un banc, comme si tout ce qui a eu lieu depuis la nuit de la colonie aboutissait, de chute en chute, à ce geste inaugural. Ce récit serait alors celui d’une traversée périlleuse, jusqu’au port de l’écriture. […] Tout cela relève de croyances rassurantes, vouées à s’enkyster de plus en plus profondément en soi au fil de l’âge mais dont la vérité est, au fond, impossible à établir.»
C’est un livre qu’on a immédiatement envie de relire, et qui plonge dans une stupeur et une émotion extrêmes, dont le seul remède est précisément dans la relecture. Car Annie D, ou Annie Ernaux (qui note que son nom de femme, le nom de celui qui l’a rendue femme à l’été 1963, commence comme celui d’Ernemont où elle a entrepris sur elle un véritable travail de métamorphose), c’est aussi « any », comme on prononçait son prénom en Angleterre, « l’indéfini qui signifie quelque, n’importe qui ou quoi », vous et moi donc, son lecteur, sa lectrice, et aussi tous ceux qui ne la liront jamais. Que dire de la fille de 1987, quand pour mes dix-huit ans, j’ai acheté Rimbaud en Pléiade (j’étais pourtant bien sérieuse), tant j’avais peur que mes parents oublient de me faire un cadeau pour mon anniversaire, parce que mon frère venait de sortir de prison, c’était l’événement de ce mois de juin, et ils ne pensaient qu’à son procès. De cet été d’avant la khâgne, j’ai tout oublié, sauf une dispute très violente avec mon frère, à qui j’avais écrit régulièrement pendant toute l’année scolaire, les insultes, quelque chose qui se casse irrémédiablement, une illusion à laquelle on n’avait pas encore eu le temps de donner un nom, et surtout pas fraternité. La fille de 1988 entre à l’ENS et n’en sortira pas vivante, après une grande scène dans un couloir où on lui demande de rendre la clé d’une chambre, parce qu’elle ne suscite que du dégoût. Ce n’est pas le même couloir que celui de la colonie de S. où Annie D a été humiliée, mais c’est le couloir que chacun porte en soi. Je suis retournée à l’ENS à Fontenay-aux-Roses, il y a quelques années. Le bâtiment était fermé, puisque tout a été décentralisé à Lyon. Je n’ai éprouvé qu’une sorte d’effroi devant les années passées. C’est en lisant les pages consacrées par Annie Ernaux à son séjour à l’EN de Rouen que m’est revenu le numéro qui figurait sur mon linge, sur des étiquettes que j’avais cousues avant la rentrée et qui n’ont jamais servi à rien : nous étions logés, nourris, mais pas blanchis. Il y avait des machines à laver au sous-sol, où le linge était volé, comme les livres à la bibliothèque, et les étagères dans la réserve si on ne les récupérait pas à temps. 747 ENSF. Avec un numéro de Boeing, tout cela ne pouvait peut-être aller que vers le crash.

Les femmes de ma génération se demanderont sans doute ce que faisaient leurs mères dans ces années-là, ce qu’elles pensaient des événements d’Algérie, quel roman elles se racontaient et comment elles faisaient avec le désir et tous ses tabous. L’auteur de Mémoire de fille, qui considère l’écriture comme un mandat, met des mots et de l’intelligence sur les silences d’où nous venons, avec un acharnement et une rigueur dont il faut lui savoir gré et la féliciter tout à la fois, car c’est tout le contraire du narcissisme et de la « petite histoire privée » que stigmatisait le philosophe Gilles Deleuze, notamment dans les entretiens filmés de son Abécédaire. Il s’agit bien d’ « écrire la vie », et la nôtre aussi bien, mais également de nous tenir en vie, en nous donnant le souffle de ses mots et toute sa lucidité implacable pour éclairer nos zones d’ombre, et nous faire nous sentir vivants, pleinement là dans le temps et l’espace, le corps et la conscience. « Je me demande ce que ça signifie qu’une femme se repasse des scènes vieilles de plus de cinquante ans auxquelles sa mémoire ne peut ajouter quoi que ce soit de nouveau. Quelle croyance, sinon celle que la mémoire est une forme de connaissance ? Et quel désir – qui dépasse celui de comprendre – dans cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes et d’adjectifs, ceux qui donneront la certitude – l’illusion – d’avoir atteint le plus haut degré possible de réalité ? Sinon l’espérance qu’il y a au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D, et n’importe qui d’autre. » Elle a bien retenu la leçon de la fin des Mots de Sartre (« tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui »), combinée au « devoir de lucidité » revendiqué par Michel Leiris dans son Journal, pour porter le genre autobiographique comme un exercice de désaliénation et de déshumiliation (si on peut risquer ce néologisme) de soi et des autres, à un niveau sans doute jamais égalé, ce qui lui vaudra sans doute la gratitude de bien des lecteurs.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 37